i quelquefois la vertu paraît avoir moins de talent que le vice pour obtenir les richesses, les emplois, si elle est gauche pour toute espèce d'intrigues, c'est tant mieux pour elle, même temporellement ; il n'y a pas d'erreur plus commune que celle de prendre une bénédiction pour une disgrâce : n'envions jamais rien au crime ; laissons-lui ses tristes succès, la vertu en a d'autres ; elle a tous ceux qu'il lui est permis de désirer, et quand elle en aurait moins, rien ne manquerait encore à l'homme juste, puisqu'il lui resterait la paix, la paix du cœur ! trésor inestimable, santé de l'âme, charme de la vie, qui tient lieu de tout et que rien ne peut remplacer ! Par quel inconcevable aveuglement semble-t-on souvent n'y pas faire attention ? D'un côté est la paix et même la gloire : une bonne renommée du moins est la compagne inséparable de la vertu, et c'est une des jouissances les plus délicieuses de la vie ; de l'autre, se trouve le remords et souvent aussi l'infamie. Tout le monde convient de ces vérités, mille écrivains les ont mises dans tout leur jour, et l'on raisonne ensuite comme si on ne les connaissait pas. Cependant peut-on s'empêcher de contempler avec délice le bonheur de l'homme qui peut se dire chaque jour avant de s'endormir : Je n'ai pas perdu la journée ; qui ne voit dans son cœur aucune passion haineuse, aucun désir coupable ; qui s'endort avec la certitude d'avoir faire quelque bien, et qui s'éveille avec de nouvelles forces pour devenir encore meilleur ? Dépouillez-le, si vous voulez, de tous les biens que les hommes convoitent si ardemment, et comparez-le à l'heureux, au puissant Tibère, écrivant de l'île de Caprée sa fameuse lettre au sénat romain ; il ne sera pas difficile, je crois, de se décider entre ces deux situations.
Dire que le crime est heureux dans ce monde, et l'innocence malheureuse, c'est une véritable contradiction dans les termes ; c'est dire précisément que la pauvreté est riche et l'opulence pauvre : mais l'homme est fait ainsi : toujours il se plaindra, toujours il argumentera contre son père. Ce n'est point assez que Dieu ait attaché un bonheur ineffable à l'existence de la vertu ; ce n'est pas assez qu'il lui ait promis le plus grand lot sans comparaison dans le partage général des biens de ce monde ; ces têtes folles dont le raisonnement a banni la raison ne seront point satisfaites : il faudra absolument que leur juste imaginaire soit impassible, qu'il ne lui arrive aucun mal, que la pluie ne mouille pas, que la nielle s'arrête respectueusement aux limites de son champ, et que, s'il oublie par hasard de pousser ses verrons, Dieu soit tenu d'envoyer à sa porte un ange avec une épée flamboyante, de peur qu'un voleur heureux ne vienne enlever l'or et les bijoux du juste.
(Soirées de Saint-Pétersbourg, IIIe Entretien.)
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