lundi 24 décembre 2012

La joie inaltérable de Noël




Gaudeamus in Domino !


     L'horizon blanchit à l'Est ; la pâle lueur de l'aube nous atteint ; nous arrivons au bout de la nuit. 

     Demain ce sera Noël, la fête de la naissance du Sauveur. Mais nombreux seront ceux, qui, en cette nuit sainte et ce jour béni, se trouveront seuls, affligés, malades, agonisants ou désespérés. Ces réjouissances annuelles ne doivent-elles pas leur être intolérables ? Ne sont-ils pas les grands oubliés de ces fêtes où tout le monde se trouve dans l'allégresse ? Hé bien non. En fait, Noël est fait pour eux.

     Car la joie de Noël, la vraie, n'a rien à voir avec le plaisir matériel que procure des iPads ou le dernier Nikon One ; elle n'est pas non plus le plaisir d'une « fête de la convivialité ». Il faut se purifier sur ce point des impostures contemporaines sur Noël et de ce que la société moderne en a fait ; Noël n'est pas assimilable à une course folle dans les Galeries Lafayette.

Noël, c'est la fête du Pauvre.

    Contemplons ce jeune couple, harassé par le voyage, errant dans Bethléem par une nuit froide à la recherche d'un abri car Marie, tout juste âgée de seize ans, est sur le point d'enfanter. Il n'y a plus de place pour eux à l'hôtellerie, personne ne veut les loger. Joseph, rongé d'angoisse, ne peut trouver mieux pour eux qu'une misérable étable enfoncée dans une cavité rocheuse glacée, sombre, humide...

    Contemplons ce Bébé désarmé, nu, couché dans une mangeoire pleine de paille, réchauffé seulement par les bras tendres de sa Mère et le souffle tiède d'un âne et d'un bœuf. Joseph, partagé entre la crainte et le soulagement, se penche sur l'Enfant et observe le miracle.

   Contemplons cette bande de pauvres bergers, qui, alertés par l'ange quelques instants après la naissance du petit Enfant, accourent à toute vitesse depuis les champs vers le lieu indiqué. Ils s'approchent prudemment du berceau improvisé et, saisis de ravissement, tombent à genoux. Ces modestes pâtres aux pieds poussiéreux, déguenillés, hirsutes, ont l'immense privilège d'être les premiers à voir le Nouveau Né.

     Car cet Enfant inoffensif, au milieu du foin, n'est rien d'autre que le Suzerain des Cieux venu sauver le monde. Dieu Lui-même, sous la forme d'un bébé, repose à cet instant dans les bras d'une pauvre fille de Nazareth. Ô mystère sublime de l'Incarnation ! Jésus est né, le Sauveur est enfin là ! Il aurait pu naître d'une famille royale, dans un palais, ou même descendre adulte directement du Ciel. Non, Il a choisi le dénuement le plus total. En cela, il rejoint toute l'humanité dans sa misère, « assise à l'ombre de la mort. »

     Nous portons tous des pierres au fond du cœur, et nous avons chacun mille raisons de ne pas nous réjouir en ce 25 décembre... Mais la joie inhérente à Noël n'est pas fonction du poids de nos croix personnelles, du nombre de cadeaux, de l'entourage ou de la qualité de la nourriture du festin.

     La joie de Noël tient essentiellement à l'espoir surnaturel que représente pour le genre humain ce Bébé enveloppé de langes. Il n'est pas la promesse de plus de richesses, de plus de santé, de plus de confort ou de plus de plaisir, mais Il est la Miséricorde incarnée, au pied de la lettre. Dieu est tombé du Ciel pour nous y ramener. Cette petite tête chauve est pour chacun de nous, personnellement, un message de réconciliation : avec cet Enfant, c'est l'œuvre de la Rédemption qui commence. Nous sommes tous criminels, pécheurs, malades, infirmes, corrompus... en un mot nous sommes perdus. Mais ce Poupon est venu pour nous sauver, et c'est tout ce qui compte. C'est comme si, tombés au fond d'une mine, écrasés par un éboulement, au bord de la mort, nous entendions les coups de pioche des sauveteurs. L'aventure commence ; nous sommes en route vers Pâques : la Croix s'avance déjà.

     La joie de Noël, donc, est inaltérable parce qu'elle est avant tout spirituelle. Seul ou en famille, pauvre ou riche, malade ou bien-portant, nous pouvons tous nous réjouir de la naissance du Messie tant attendu, car elle concerne tout le monde, et spécialement ceux qui ne vont pas bien. Comme chaque année, Noël est l'occasion de radicalement changer nos vies ; c'est l'occasion de faire passer l'invisible avant le visible, l'occasion de donner un sens surnaturel à nos existences en allant adorer l'Enfant à la crèche avec les bergers et les Rois Mages.

   « Colline de Sion, tressaille d'allégresse ; filles de Jérusalem, revêtez vos habits de fête, et chantez, chantez de nouveaux cantiques ».

     Noël contient tout une révolution morale, il est le commencement de ce nouvel ordre d'idées qui doit changer la face du monde ; richesses, orgueil, votre règne est fini, celui du détachement, de l'humilité et de la charité commence ; au nouveau Roi de la Crèche il faut des courtisans qui aiment le dénuement de sa naissance, le reconnaissent et l'adorent dans sa pauvreté ; et désormais ses faveurs et ses préférences sont pour ceux qui souffrent et qui, à son exemple, se sont fait petits.


Joyeux et saint Noël à tous ! 





vendredi 21 décembre 2012

La complainte du Templier




1* C'était au mois de mai que je fus adoubé
En la commanderie de Montigny l'Allier
En ce clair jour ma joie ne se put comparer
Qu'à celle des amants qui ont le cœur comblé

2* Quand je reçus de l'ordre la cape immaculée
Marquée de la croix rouge, à l'épaule brodée
Le grand maître, céans, a daigné me parler
« sois fidèle et ardent car tu es TEMPLIER »

3* Depuis sur terre et mer nous avons guerroyé
Partout dans le désert sous le ciel mordoré
Des sarrasins maudits je me suis fait connaître
Comme un vrai chevalier seul mérite de l'être

4* Combien de missions menées jusqu'à leur terme
Combien d'engagements qui l'ennemi consternent
Par le fer de la lance au baucéant sacré,
De Syrie en Provence, j'ai servi Chrétienté !

5* Or aujourd'hui enfin me voici allongé
Dans de la paille fraîche où j'entends psalmodier
Là- haut, dans la chapelle, c'est l'office des morts
Courage, Dieu t'appelle, tu arrives au port.

6* O lointaine Champagne pays de mes aïeux
Ton ciel ennuagé m'a bien manqué un peu
Sous le firmament bleu et le ciel étoilé
Qu'on voit toute l'année au Crac des Chevaliers

7* Sur mon honneur, Seigneur, j'ai Votre foi jurée,
Je Vous rends mon cœur pur et mon épée sans tâche
J'ai combattu pour Vous sans repos ni relâche,
Je Vous rends mon épée avec son baudrier

8* Sire Dieu protégez ce pays qui est Vôtre
Vous y marchiez jadis suivi de Vos apôtres
J'ai parcouru ses routes et suivi ses sentiers
J'ai chevauché sans doute où Vous posiez le pied .

9* La route qui s'achève mène au paradis
Saints et Saintes de Dieu, aidez moi en ce jour
Saint Georges et saint Maurice qu'il ne soit jamais dit
Que vous m'avez laissé privé du Dieu d'amour

10* Sire Dieu de Merci, Sire Dieu de bonté
Dans mon cœur pour un autre il n'y eut jamais place
Grâce ô agneau de Dieu qui toute faute efface
Grâce Dame Marie à qui l'Ordre est voué


lundi 17 décembre 2012

De l'Avent



'Église, dans sa sollicitude, a déterminé des jours et des temps particuliers spécialement destinés à purifier notre cœur par la prière, la pénitence et la méditation des vérités éternelles. Au premier rang de ces époques salutaires il faut placer le temps de l'Avent. En effet, l'Avent est un temps de prière et de pénitence que l'Église a établi pour préparer ses enfants à la naissance du Sauveur ; ce que les vigiles sont aux fêtes ordinaires, ce que le Carême est à Pâques, ce que les millénaires de l'ancien monde furent à la venue du Messie, l'Avent l'est à la fête de Noël. Quatre semaines de préparation ne paraîtront pas longues, quand on considère l'excellence du mystère qui les suit. Si le peuple d'Israël dut se préparer avec tant de soin pour recevoir la loi promulguée au sommet du Sinaï et pénétrer dans la terre promise, quelles doivent être les préparations des chrétiens pour recevoir le Dieu du ciel, la victime sans tache, le législateur suprême !

     L'institution de l'Avent paraît aussi ancienne que celle de la fête de Noël, quoique la discipline de l'Église à cet égard n'ait pas toujours été la même. Pendant plusieurs siècles l'Avent fut de quarante jours comme le Carême ; il commençait à la Saint-Martin. Autrefois on jeûnait pendant l'Avent ; le pape Boniface VIII, dans la bulle de canonisation de Saint Louis, déclare que ce grand roi passait les jours de l'Avent en jeûnes et en prières.

     L'Église ne néglige aucun moyen de réveiller dans nos cœurs l'antique ferveur de nos prières : le petit Enfant que nous attendons est-il moins digne de tout notre amour aujourd'hui qu'autrefois ? Sa venue dans nos âmes est-elle moins nécessaire ? Dans ses offices l'Église quitte ses ornements de joie ; elle prend le violet en signe de componction. Le Gloria in excelsis est omis à la messe, la voix du grand Paul, la voix d'Isaïe, la voix de Jean sur les bords du Jourdain, se mêlent aux hymnes et aux accents des prédicateurs.

     L'évangile du premier Dimanche nous rappelle le jugement dernier et le second avènement du Fils de Dieu, pour nous avertir que, si nous voulons voir arriver avec confiance le Dieu qui descendra comme juge suprême des vivants et des morts, nous devons nous préparer à le recevoir maintenant qu'il vient comme Sauveur.

     Au second Dimanche, les instructions de l'Église deviennent encore plus précises, car le grand événement approche ; c'est la lumière qui devient plus vive à mesure que le soleil approche de l'horizon : dans l'épître, le grand Apôtre fait entendre sa voix, il annonce que Jésus-Christ est envoyé pour accomplir toutes les figures et réunir les Juifs et les Gentils dans une seule bergerie.

     Dans l'évangile, le Précurseur envoie vers Jésus deux de ses disciples, avec ordre de lui présenter cette question : « Êtes-vous celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? » Jésus, ayant opéré en leur présence plusieurs miracles, leur répondit : « Allez dire à Jean ce que vous avez vu : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, les sourds entendent, les morts ressuscitent ; l'Évangile est annoncé aux pauvres, et bienheureux celui qui ne se scandalisera pas à mon sujet. »

     Le troisième Dimanche (de Gaudete), saint Paul, dans l'épître, nous invite à la joie, en y joignant la prière, c'est-à-dire ardent qui attire Dieu en nous et qui appellera le Messie dans nos cœurs ; dans l'évangile, saint Jean-Baptiste, plus que prophète, n'annonce plus le Messie, il dit qu'il est déjà dans le monde ; mais il ajoute une parole qui se vérifie, hélas ! encore aujourd'hui : Il est au milieu de vous, et vous ne le connaissez pas ; il a été fait avant moi, et je ne suis pas digne de délier la courroie de ses souliers.

     Enfin, le quatrième Dimanche, lorsque le divin Enfant est au moment d'entrer dans le monde, l'Église termine toutes ses instructions par cette parole : Toute chair verra le Sauveur envoyé de Dieu, parole qui nous dit :  Soyez prêts, les temps sont accomplis, le soleil de justice et de vérité va briller à l'horizon, la lumière va se répandre sur tous les hommes sans exception de riches et de pauvres, de savants et d'ignorants ; encore une fois, soyez prêts.

     A partir du 14 décembre jusqu'au 23, l'Église chante à vêpres, avant et après le cantique de la sainte Vierge, les grandes antiennes ; on les appelle vulgairement les antiennes O, parce qu'elles commencent toutes par cette invocation ; elles se répètent trois fois chaque jour à l'office du soir ; par leur variété elles expriment les différentes qualités du Messie et les différents besoin du genre humain ; il est impossible d'avoir la foi et de les réciter sans entrer dans les sentiments qu'elles expriment.

     Les plus puissants motifs qui nous engagent à sanctifier l'Avent :

1° L'obéissance au précepte de l'Église : Je suis la voix de celui qui crie dans le désert : Préparez les voies du Seigneur.
2° La reconnaissance envers le Sauveur :qu'était l'homme avant l'incarnation du Sauveur ? que sommes-nous sans Lui ?
3° Les bienfaits pour notre âme : La source des grâces ne tarit dans aucun temps, mais les grandes fêtes sont des jours plus propices, des jours où ces grâces sont répandues avec plus d'abondance. Les dispositions que Dieu trouve en nous sont la mesure de ses faveurs ; hé bien ! descendons dans notre cœur, interrogeons notre vie passée, notre état présent, notre avenir ; que de choses n'avons-nous pas à demande à la crèche !

jeudi 13 décembre 2012

Noël Chouan







     Voici l'histoire telle qu'on me l'a contée, un soir, au bord du Couësnon, dans cette partie du pays de Fougères qui, de 1783 à 1800, fut le théâtre de l'épopée des Chouans, et où vivent toujours les souvenirs des temps de grande épouvante : — c'est sous ce nom sinistre que, là-bas, on désigne la Révolution.

***

     Par une nuit de l'hiver de 1795, une escouade de soldats de la République suivait la traverse qui, longeant la lisière de la forêt de Fougères, communique de la route de Mortain à celle d'Avranches. L'air était vif, mais presque tiède, quoiqu'on fût à l'époque des nuits les plus longues de l'année ; çà et là, derrière les haies dénudées, de larges plaques de neige, restées dans les sillons, mettaient dans l'ombre de grands carrés de lumière.

     Les patriotes marchaient, les cadenettes pendantes sous le bicorne de travers, l'habit bleu croisé de baudriers larges, la lourde giberne battant les reins, le pantalon de grosse toile à raies rouges, rentré dans les guêtres. Ils allaient, le dos voûté, l'air ennuyé et las, courbés sous le poids de leur énorme bissac et du lourd fusil à pierre qu'ils portaient sur l'épaule, emmenant un paysan, qui, vers le soir, en embuscade dans les ajoncs, avait déchargé son fusil sur la petite troupe : sa balle avait traversé le chapeau du sergent et, par ricochet, cassé la pipe que fumait un des soldats. Aussitôt poursuivi, traqué, acculé contre un talus, l'homme avais été pris et désarmé : les bleus le conduisaient à Fougerolles où se trouvait la brigade.

     Le paysan été vêtu, en manière de manteau, d'une grande peau de chèvre qui, ouverte sur la poitrine, laissait voir une petite veste bretonne et un gilet à gros bouton. Il avait aux pieds des sabots et sa tête était couverte d'un grossier chapeau de feutre à larges bords et à longs rubans, posé sur une bonnet de laine. Les cheveux flottaient sur son cou. Il suivait, les mains liées, l'air impassible et dur ; ses petits yeux clairs fouillaient à la dérobée les haies qui bordaient le chemin et les sentiers tortueux qui s'en détachaient. Deux soldats tenaient, enroulées à leur bras, les extrémités de la corde qui lui serrait les poignets.

     Lorsque les bleus et leur prisonnier eurent dépassé Tondrais et franchi à gué le ruisseau du Nanson, ils s'engagèrent dans la forêt afin d'éviter les habitations ; au carrefour de Servilliers, le sergent commanda halte ; les hommes harassés formèrent les faisceaux, jetèrent leurs sacs sur l'herbe et, ramassant du bois mort, des ajoncs et des feuilles qu'ils entassèrent au milieu de la clairière, allumèrent du feu, tandis que deux d'entre eux liaient solidement le paysan à un arbre au moyen de la corde nouée à ses mains.

     Le chouan, de ses yeux vifs et singulièrement mobiles, observait les gestes de ses gardiens : il ne tremblait pas, ne disait mot ; mais une angoisse contractait ses traits : évidemment, il estimait sa mort imminente. Son anxiété n'échappait point à l'un des bleus qui le cerclaient de cordes. C'était un adolescent chétif, à l'air goguenard et vicieux : de ce ton particulier aux Parisiens des faubourgs et, tout en nouant les liens, il ricanait de l'émotion du prisonnier.

— T'effraie pas, bijou ; c'est pas pour tout de suite : t'as encore au moins six heures à vivre : le temps de gagner un quine à la ci-devant loterie, si tu as le bon billet. Allons, oust, tiens-toi droit !..
— Ficelle-le bien, Pierrot : il ne faut pas que ce gars-là brûle la politesse.
— Sois tranquille, sergent Torquatus, répondit Pierrot ; on l'amènera sans avarie au général. Tu sais, mauvais chien, continua-t-il en s'agressant au paysan qui avait repris son air impassible, il ne faut pas te faire des illusions ; tu ne dois pas t'attendre à être raccourci comme un ci-devant : la République n'est pas riche et nous manquons de guillotines ; mais tu auras ton compte en bonnes balles de plomb ; six dans la tête, six dans le corps. Médite ça, mon vieux, jusqu'au maton : ça te fera une distraction.

Sur ce, Pierrot vint s'asseoir parmi ses camarades, autour du feu, et tirant de son sac un morceau de pain bis, il se mit à manger placidement.

     Cette guerre atroce que, depuis trois ans, les troupes régulières menaient en Bretagne contre les bandes de paysans, cette lutte acharnée avec des ennemis invisibles, avait pris le caractère odieux d'une chasse à la bête fauve : il ne restait rien de cette générosité habituelle aux soldats, ni compassion pour les prisonniers, ni pitié pour les vaincus : un homme pris était un homme mort : bleus ou chouans avaient tant des leurs à venger !

     D'ailleurs, il semble qu'au cours de cette terrible époque les hommes aient perdu tous sentiments humains : l'habitude du sang versé, l'insécurité du lendemain, le bouleversement des mœurs, la rupture de l'endiguement social, le bouillonnement malsain de la Révolution, avaient fait d'eux de véritables bêtes, courageuses ou perfides, lions ou tigres, n'ayant d'autre mission et d'autre but que de tuer et de vivre.



     Quand il eut fini son pain, Pierrot se mit à astiquer son fusil ; il choisit dans sa giberne une balle de calibre, et la tenant délicatement entre ses doigts :

— Hé ! mon fiston, dit-il au paysan qui, du regard, suivait tous ses mouvements ; elle est pour toi, celle-là.

Il la glissa dans le canon de son fusil, qu'il bourra d'un chiffon de papier. Tous les hommes éclatèrent de rire et chacun dit son mot, joyeux de distiller au malheureux son agonie.

— J'en ai autant à te faire digérer, criait l'un.
— Ça te fera douze boutonnières à la peau, ricanait un autre.
— Sans compter le coup de grâce que je lui enverrai par les deux oreilles ajouta le sergent que la colère prit tout à coup.
— Ah ! canaille de chouan, fit-il en avançant le poing, si, d'un coup, j'en pouvais tuer cent mille de ton espèce !

     Le paysan, silencieux, demeurait calme sous cet assaut de rage. Il semblait guetter un bruit lointain que les cris et les rires des soldats l'empêchaient de percevoir. Et tout à coup il courba la tête et parut se recueillir : du fond de la forêt montait dans l'air tranquille de la nuit le son d'une cloche que le souffle des bois apportait, clair et distinct, doucement rythmé. Presque aussitôt une seconde cloche, plus grave, se fit entendre à l'autre bout de l'horizon et bientôt après une troisième, grêle et plaintive, très loin, tinta doucement.

     Les bleus, surpris, s'émurent.
— Qu'est-ce là ?... Pourquoi sonne-t-on ?... Un signal, peut-être... Ah ! les brigands !... C'est le tocsin !
Tous parlaient à la fois ; quelques-uns coururent à leurs armes. Le paysan releva la tête et, les regardant de ses yeux clairs.
— C'est Noël, dit-il.
— C'est... ? Quoi... ?
— Noël... on sonne la messe de minuit.

     Les soldats, en grommelant, reprirent leurs places autour du feu et le silence s'établit : Noël, la messe de minuit ; ces mots qu'ils n'avaient pas entendus depuis si longtemps les étonnaient : il leur venait à la pensée de vagues souvenirs d'heures heureuses, de tendresse, de paix : la tête basse, ils écoutaient ces cloches qui, à tous, parlaient une langue oubliée.

     Le sergent Torquatus posa sa pipe, croisa les bras et ferma les yeux de l'air d'un dilettante qui savoure une symphonie. Puis, comme s'il eût honte de cette faiblesse, il se tourna vers le prisonnier et, d'un ton très radouci :

— Tu es du pays ? demanda-t-il.
— Je suis du Coglès, pas loin...
— Il y a donc encore des curés par chez vous ?
— Les bleus ne sont pas partout : ils n'ont pas passé le Couësnon, et par là, on est libre. Tenez, c'est la cloche de Parigné qui sonne en ce moment ; l'autre, la petite, c'est celle du château de M. du Bois-Guy, et, là-bas, c'est la cloche de Montours. Si le vent donnait, on entendrait d'ici tinter la Rusarde, qui est la grosse cloche de Loudéan.
— C'est bon, c'est bon, on ne t'en demande pas tant, interrompit Torquatus, un peu inquiet du silence que gardaient ses hommes.

     A ce moment, de tous les points de l'horizon, s'élevaient, dans la nuit, les sonneries des villages lointains : c'était une mélodie douce, chantante, harmonieuse, que le vent enflait ou atténuait tour à tour. Et les soldats, le front baissé, écoutaient : ils pensaient à des choses auxquelles, depuis des années, ils n'avaient pas songé : ils revoyaient l'église de leur village, toute brillante de cierges, la crèche faite de gros rochers moussus où brûlaient des veilleuses rouges et bleues ; ils entendaient monter dans leur souvenir les gais cantiques de Noël, ces airs que tant de générations ont chantés, ces naïfs refrains, vieux comme la France où il est question de berges, de musettes, d'étoiles, de petits enfants, et qui parlent aussi de concorde, de pardon, d'espérance. Et ces rêveries attendrissaient ces soldats farouches : de même qu'il suffit d'une verre de vin pour griser une homme depuis longtemps à jeun, ils sentaient leurs cœurs se fondre à la bonne chaleur de ces pensées douces dont ils étaient déshabitués.

     Torquatus secouait la tête en homme qu'une méditation obsède.
— Comment t'appelles-tu ? demanda-t-il brusquement au chouan.
— Branche d'or.
— Oh ! là là ! quel nom ! s'exclama Pierrot, dont le rire moqueur resta sans écho.
— Silence, fit le sergent. On se nomme comme on peut.
— Branche d'or est une nom de guerre. J'ai bien pris celui de Torquatus, moi !
     Les cloches au loin sonnaient toujours : et la voix du sergent, peu à peu, se faisait douce comme s'il eût craint de rompre le charme que cette musique lointaine versait sur la nature endormie.
— Tu as une femme ? fit-il.
     Branche d'or serra les lèvres, ses sourcils s'abaissèrent sur ses yeux, son front se plissa : il répondit par une signe de tête affirmatif.
— Et ta mère ? interrogea Pierrot, elle vie encore, ta mère ?
Le chouan ne répondit pas.
— As-tu des enfants ? demanda un troisième.

     Un gémissement sortit de la poitrine du prisonnier : à la lueur du foyer on vit des larmes rouler sur ses joues. Les soldats se regardaient, gênés, l'air honteux.
— J'vas le détacher un instant, sergent, insinua Pierrot que l'émotion gagnait. 
Torquatus approuva d'un geste ; on délia Branche d'or qui s'assit sur l'herbe, au pied de l'arbre et cacha son visage dans ses mains hâlées.
— Dam ! remarqua le sergent, c'est un vilain Noël qu'ils auront là, sa femme et ses marmots, s'ils apprennent... Ah ! misère ! Quelle sale corvée que la guerre... Dans les temps jadis, voyez-vous, mes enfants, continua-t-ils s'adressant à ses hommes, tout le monde, à ces heures-ci, était joyeux et content. Noël c'était la grande liesse et la bonne humeur ; aujourd'hui...

     Et, regardant le feu mourant, il ajouta, rêvant tout haut :
— J'ai aussi une femme et des garçon, là-bas, en Lorraine : c'est le pays des arbres de Noël ; on coupe un sapin dans le bois, on le charge de lumière et de jouets... Comme ils riaient, les chers petits ! Comme ils battaient des mains... Ils ne doivent pas être gais, à présent.
— Chez nous, dit un autre, entraîné par ces confidences, on faisait à l'église un grand berceau, avec l'Enfant Jésus dedans et, toute la nuit, on distribuait aux garçons et aux filles des gâteaux et des pièces blanches.
— Dans le Nord, d'où je suis, racontait un troisième, le bonhomme Noël passait dans les rues, avec une longue barbe et un grand manteau, couvert de farine pour représenter la neige, et il frappait aux portes en criant d'une grosse voix : « Les enfants sont-ils couchés?... » Oh ! comme on avait peu et qu'on était heureux.

     Tous ces hommes se laissaient aller à leurs souvenirs : sur leurs cœurs bronzés, ces impressions d'enfance, longtemps oubliées, passaient comme une bienfaisante rosée sur l'herbe sèche ; tous maintenant se taisaient ; les uns restaient le front penché, l'esprit loin dans le passé paisible et doux, loin des révolutions et des guerres civiles ; d'autres regardaient le paysan d'un air de commisération, et quand soudain, les cloches de Noël, qui, par deux fois, s'étaient tues, reprirent dans l'éloignement leur chant mélancolique et clair, une sort d'angoisse passa sur la petite troupe. Le sergent se leva, fit fiévreusement quelques pas en grommelant, regarda ses hommes comme pour les consulter,et, frappant sur l'épaule de Branche d'or :

— Va-t'en dit-il.
     Le chouan leva la tête, ne comprenant pas.
— Va-t'en, sauve-toi.... tu es libre.
— Sauve-toi donc, criaient les bleus, sauve-toi... puisque le sergent te l'ordonne.
     Branche d'or s'était dressé, ébahi, croyant à quelque cruelle raillerie.
     Il dévisagea l'un après l'autre tous les soldats, puis comprenant enfin, il poussa un cri et s'élança dans la forêt.

     Quelques instants plus tard, l'escouade des bleus se remit en marche : et comme ils allaient sous le bois silencieusement, à la file, on entendit tout à coup un gémissement bruyant ; Torquatus se retourna : c'était Pierrot que l'attendrissement étouffait et qui pleurait à gros sanglots en pensant aux noëls d'autrefois, aux sabots garnis de jouets, et à sa vieille maman qui, sans doute, à cette même heure, priait le ci-devant petit Jésus de lui conserver son garçon.

Georges LENÔTRE, Légendes de Noël.



 

mardi 4 décembre 2012

Adventus




oublions pas de dire qu'on était en Avent, dans ces temps d'attente pour l'Église, macérée par la pénitence, et qui s'harmonisent si bien avec la tristesse de l'hiver. Il semble qu'ayant à son usage toutes les grandeurs de la poésie pour exprimer la grandeur de toutes les vérités, l'Église ait combiné, dans un esprit profond, l'effet de ses cérémonies avec l'effet de la nature et des saisons, inévitable aux imaginations humaines. A cette époque, elle éteint la pourpre dans le violet de ses ornements, emblème de la gravité de ses espérances. »

Jules Barbey d'Aurevilly