samedi 26 novembre 2011

The Road, de McCarthy : une réflexion autour de l'espérance ?





       Certains ont déjà vu le film, d'autres ont lu le roman, tous sans doute furent touchés par cette histoire pour le moins "spéciale".

       Mais pour ceux qui n'en ont pas eu vent, ou qui ne s'y sont pas penchés, plantons le décor :

       Une catastrophe à eu lieu, indéterminée. « Une longue saignée de lumière puis une série de chocs sourds. » Le monde est dévasté, couvert de cendre ; le ciel n'est qu'un linceul gris, les animaux ont disparus et les arbres sont tous morts. De temps à autres, des tremblements de terre agitent le sol ou des feux se déclarent, ravageant villes abandonnées et forêts desséchées. Dans cette désolation, un père et son fils (on ne connaît pas leurs noms) poussent sur une route en ruine un caddie rempli de leurs pauvres affaires ; ils se dirigent vers le sud, vers la côte. Ils sont seuls ; ils doivent affronter le froid, la faim, les quelques pillards qui survivent en mangeant parfois de la chair humaine. Cormac McCarthy, dans un style dépouillé, retrace dans son roman leur voyage.

— Une œuvre sombre, une plongée au cœur du désespoir.

       Le roman de McCarthy n'est pas à mettre entre toutes les mains, surtout les plus jeunes : certaines idées, faits et images rapportées peuvent choquer, notamment ce qui a trait à la mort, au cannibalisme et à la cruauté de certains clans de survivants qui croisent la route du père et de son fils. La route reste un roman "noir", foncièrement dénué de toute espérance (quoique, on y reviendra plus loin) où il n'y a pas de Dieu, pas d'au-delà, pas d'avenir pour l'homme. « Crois-tu que tes ancêtres regardent ? Qu'ils marquent dans leur grand livre à combien ils t'estiment ? Par rapport à quoi ? Il n'y a pas de grand livre et tes ancêtres sont morts et enterrés. » Le ciel est constamment couvert de cendre, de fumée et de nuages. Pas de soleil, pas de lune. Que la pluie, la neige, le vent... et un silence de mort. On peut donc légitimement se demander pourquoi une telle œuvre est abordée sur ce blog... En réalité, elle peut être intéressante pour nous, chrétiens (et pour les autres également), si on la lit comme si elle était un négatif, c'est-à-dire à travers la description du désespoir, trouver le sens de l'Espérance ; à travers la mort, celui de Vie et de la résurrection ; à travers la barbarie, déduire l'amour et la civilisation...etc. La route peut aussi être interprétée comme une exploration de ce qu'est un monde sans Dieu, de ce que c'est concrètement qu'un paradigme athée. Un petit passage du livre fonde cette grille personnelle de lecture : 

       « Il sortit dans la lumière grise et s'arrêta et il vit l'espace d'un bref instant l'absolue vérité du monde. Le froid tournoyant sans répit autour de la terre intestat. L'implacable obscurité. Les chiens aveugles du soleil dans leur course. L'accablant vide noir de l'univers. Et quelque part deux animaux traqués tremblant comme des renards dans leur refuge. Du temps en sursis et un monde en sursis et des yeux en sursis pour le pleurer. »

       Dès lors, le récit se charge d'une valeur allégorique et philosophique. N'est-ce pas légitime de penser y voir une représentation détournée du monde contemporain qui tend, par son oubli de Dieu et de toute dimension surnaturelle, à devenir comme l'univers de La route : mort, froid, désolé, solitaire, barbare ? L'épisode où l'homme fouille un bateau échoué ayant pour nom "Pàjaro de Esperanza" (Oiseau de l'Espérance) est assez significatif du contexte... En fait, tout l'ouvrage pourrait en lui-même constituer une gigantesque illustration de la liasse "Vanité" dans Les Pensées de Pascal, ou mieux, de la partie "Misère de l'homme sans Dieu" dans le livre d'apologétique qu'il projetait d'écrire.


       Entre les quelques deux cents quarante pages du roman (ça dépend des éditions) nous avons donc l'occasion de jeter un regard dans l'abîme noir d'un monde désespéré, aveugle, abandonné ; il nous est offert la possibilité d'explorer les conséquences logiques de l'athéisme qui prennent en l'occurrence les formes d'un horizon de cendre. 



       Ce monde là, sans transcendance, n'a aucun sens : « Des années plus tard il s'était retrouvé dans les ruines carbonisées d'une bibliothèque où des livres noircis gisaient dans des flaques d'eau. Des étagères renversées. Une sorte de rage contre les mensonges alignés par milliers rangée après rangée. ». Dire que le monde a un sens sans Dieu est un mensonge, et les livres qui, de par leur existence, postulent cette idée d'un univers intelligible forment une gigantesque mascarade.

       Le sens des choses dépend intrinsèquement d'une idée divine, transcendante : « Il n'aurait pas cru que la valeur de la moindre petit chose pût dépendre d'un monde à venir. Ça le surprenait. Que l'espace que ces choses occupaient fût lui-même une attente. Il lâcha le livre et regarda une dernière fois autour de lui et sortit dans la froide lumière grise. »


       S'il n'y a pas de Dieu, alors le monde est vraiment tel qu'il est décrit dans La route : une puissance aveugle, morte, à la dérive dans le silence de l'espace. Et la terre et l'homme ne sont rien, n'ont pas de but, pas d'avenir, pas de joie véritable, pas d'espoir solide ; ils errent sur une route qui ne mène nulle part, qui se précipite dans le néant. Chaque jour est un perpétuel mensonge. Tout ce qui existe est d'une absurdité infinie. Il n'existe pas non plus de dessein bienveillant pour l'homme, pas de providence : « Les gens passaient leur temps à faire des préparatifs pour le lendemain. Moi je n'ai jamais cru à ça. Le lendemain ne faisait pas de préparatifs pour eux. Le lendemain ne savait même pas qu'ils existaient. »

       Dans un tel univers, la question du suicide vient naturellement à l'esprit. " A quoi bon ? " Cette question hante tout le récit de McCarthy et on comprend aisément que la thématique du suicide apparaisse dans tout l'ouvrage, constituant même une véritable dialectique. Le père conserve avec lui un révolver (il reste deux balles, puis une), et il se demande s'il sera capable de tuer son fils si les évènements l'exigent ; il apprend d'ailleurs à ce dernier à se servir de l'arme pour se donner la mort le cas échéant. Ailleurs dans le roman, on croise des gens pendus dans une grange, et l'on apprend, plus loin, que la mère du petit s'est donné la mort, elle aussi, par désespoir. « Elle était partie et le froid de son départ fut son ultime présent. Elle ferait cela avec un éclat d'obsidienne. Et elle avait raison. Il n'y avait pas à discuter. Les centaines de nuits qu'ils avaient passées à analyser le pour et le contre de l'autodestruction avec le sérieux de philosophes enchaînés au mur d'un asile d'aliénés. Elle, toujours si décidée, à peine surprise par les circonstances les plus insolites. Une création parfaitement agencée pour aller au-devant de sa propre fin. »

       La mort se la trouve à chaque page du livre : d'abord la mort du paysage où il n'y a pas la moindre trace de vie (herbe sèche, eau noire, arbres calcinés, feuilles décomposées...etc.), mais aussi la mort humaine. Ce n'est pas exagéré de dire que la route que suivent l'homme et l'enfant est semées de cadavres : tantôt ils découvrent des ossements sur le sol d'un supermarché abandonné, tantôt c'est dans la remorque d'un camion que l'homme tombe sur un entassements de corps. Plus loin, on voit un cadavre flotter dans une cave inondée, un autre finir de sécher dans un lit d'une maison dévastée, ou encore des têtes empalées, des restes humains ici ou là... Il y a aussi la mort des personnages principaux eux-mêmes, dont ils ont conscience. Le père et le fils meurent littéralement de faim ; l'homme, en plus de ça, est malade : il tousse, il crache du sang, ses forces l'abandonnent lentement.

       Leur situation mortelle et celle du monde est exprimée au tout début du livre à travers un rêve que fait l'homme. La caverne est l'univers et la bête livide est peut-être la représentation de l'angoisse, du désespoir, de la mort, ou bien une autre image du monde, froid, bestial, aveugle : « Quand il se réveillait dans les bois dans l'obscurité et le froid de la nuit il tendait la main pour toucher l'enfant qui dormait à son côté. Les nuits obscures au-delà de l'obscur et les jours chaque jour plus gris que celui d'avant. Comme l'assaut d'on ne sait quel glaucome froid assombrissant le monde sous sa taie. A chaque précieuse respiration sa main se soulevait et retombait doucement. Il repoussa la bâche en plastique et se souleva dans les vêtements et les couvertures empuantis et regarda vers l'est en quête d'une lumière mais il n'y en avait pas. Dans le rêve dont il venait de s'éveiller il errait dans une caverne où l'enfant le guidait par la main. La lueur de leur lanterne miroitait sur les parois de calcite mouillées. Ils étaient là tous deux pareils aux vagabonds de la fable, engloutis et perdus dans les entrailles d'une bête de granit. De profondes cannelures de pierre où l'eau tombait goutte à goutte et chantait. Marquant dans le silence les minutes de la terre et ses heures et ses jours et les années sans s'interrompre jamais. Jusqu'à ce qu'ils arrivent dans une vaste salle de pierre où il y avait un lac noir et antique. Et sur la rive d'en face une créature qui levait sa gueule ruisselante au-dessus de la vasque de travertin et regardait fixement dans la lumière avec des yeux morts blancs et aveugles comme des œufs d'araignée. Elle balançais la tête au ras de l'eau comme pour capter l'odeur de ce qu'elle ne pouvait pas voir. Accroupie là, pâle et nue et transparente, l'ombre de ses os d'albâtre projetée derrière elle sur les roches. Ses intestins, son cœur battant. Le cerveau qui pulsait dans une cloche de verre mat. Elle secoua la tête de gauche à droite et de droite à gauche puis elle émit un gémissement sourd et se tourna et s'éloigna en titubant et partit à petits bonds silencieux dans l'obscurité. »


       Si Dieu n'est pas, fondamentalement, quelle différence y a-t-il entre le monde de La route et le nôtre ? Certes nous avons les plaisirs et les belles choses, mais qu'est-ce que tout cela ? Un suaire de soie sur un cadavre pourri. En vérité seule deux options subsistent : le désespoir menant au suicide et le désespoir menant à la débauche, c'est-à-dire essayer de combler la détresse inhérente à l'univers par une recherche sans frein des plaisirs (option prise par les libertins du XVIIIe), en sachant toutefois qu'un seul gramme de plaisir s'arrache au prix d'un kilos de souffrance.

       Cette situation tragique de l'homme sans Dieu a été décrite et analysée par bon nombre de philosophes, d'écrivains, de poètes, et il est possible de rattacher La route au corpus d'œuvres qui l'évoquent. En l'occurrence, le roman de Cormac McCarthy le fait d'une façon si prenante et si originale, qu'il n'est pas inutile de l'aborder.


— Un lumière indéracinable du cœur de l'homme, un feu au milieu des ténèbres.

       Pourtant, au milieu de ce monde mort brille une lumière, un feu, une espérance qui s'incarne dans le personnage du petit garçon. Il est le Verbe, une sorte de Christ : « Il ne savait qu'une chose, que l'enfant était son garant. Il dit : "S'il n'est pas la parole de Dieu, Dieu n'a jamais parlé." ». Il est pour le père sa seule et unique raison de vivre, son moteur, la cause même de leur voyage. S'il n'y avait pas l'enfant, certainement l'homme se serait laissé mourir ou aurait suivi l'exemple de sa femme. 


« Tu ferais quoi si je mourais ?
Si tu mourais je voudrais mourir aussi.
Pour pouvoir être avec moi ?
Oui. Pour pouvoir être avec toi.
D’accord. »
         Dans un monde où l'humanité à l'agonie se dévore elle-même, il y a toujours cet amour entre un père et son fils, qui permet de dire que tout n'est pas perdu. En effet, dès les premières pages et jusqu’aux dernières, La Route est d'abord une histoire d’amour – peut-être la plus déchirante jamais écrite –, celle d’un homme et de son fils, ou d’un enfant et de son père, « chacun tout l’univers de l’autre ».

Cet amour, n'est-ce pas le feu dont il est question dans un des dialogues :

« Mais on ne mangerait jamais personne ?
Non. Personne.
Quoi qu'il arrive.
Jamais. Quoiqu'il arrive.
Parce qu'on est des gentils.
Oui.
Et qu'on porte le feu.
Et qu'on porte le feu. Oui.
D'accord. » 

       Le petit garçon représente aussi "l'esprit d'enfance" ou "l'innocence", un thème central dans toute la spiritualité chrétienne. Contrairement au père qui est toujours méfiant, toujours sur ses gardes, rongé par le désespoir et le chagrin, le fils parvient à poser un regard candide et simple sur le monde qui les entoure. Il est aussi celui qui veut toujours porter secours aux personnes croisées sur la route : d'abord au début du livre, les deux vagabonds rencontrent un homme certainement touché par la foudre ou le feu ; le petit insiste pour l'aider, mais le père le reprend en disant qu'ils ne peuvent rien pour lui, qu'il sera bientôt mort. Ailleurs, ils tombent sur un vieillard au hasard de leur périple : c'est grâce aux supplications du petit garçon que le père accepte de lui donner à manger et de le faire asseoir près d'un feu. Enfin, le fils obtient du père qu'il épargne la vie d'un voleur misérable qui leur avait dérobé toutes leurs affaires. C'est toujours cet enfant qui est touché de pitié et ne comprend pas le dur pragmatisme du père, qui, bien qu'il fasse partie du camp des "gentils", ne voit pas les choses de la même manière que son fils, avec une simplicité aussi spontanée.


       

        En dépit des circonstances, le père et le fils sont tous les deux tendus par une espérance défiant toute raison, perçant le linceul sombre des nuages, se soulevant au dessus de cette couche de cendre vers une attente indescriptible, vissée aux entrailles : « Ils mangeaient bien mais il restait du chemin jusqu'à la côte. Il savait qu'il plaçait son espoir là où il n'avait aucune raison de rien espérer. Il espérait qu'il ferait plus clair tout en sachant que le monde devenait de plus en plus sombre. »

       Alors qu'à un moment du récit le petit éprouve la tentation de baisser les bras, d'abandonner la lutte, le père lui signifie de ne jamais abandonner. Ils marchent sur la route, toujours.

« Je voudrais être avec ma maman.
 Il ne répondit pas. Il s’assit à côté de la petite silhouette enveloppée dans les couettes et les couvertures. Au bout d’un moment il dit : 
Tu veux dire que tu voudrais être mort. 
Oui. 
Tu ne dois pas dire ça. 
Je le dis quand même. 
Ne le dis pas. 
C’est mal de le dire. 
Je ne peux pas m’en empêcher. 
Je sais.
 Mais il faut essayer. 
Et comment je fais ?
J’en sais rien. »  

Plus loin...

« Ils furent rattrapés par la nuit. Le temps d'arriver au sentier du promontoire il faisait trop sombre pour voir. Ils étaient debout, le petit s'aggripant à sa main, dans le souffle du vent de mer avec l'herbe qui sifflait tout autour. 
On n'a qu'à continuer d'avancer, dit l'homme. 
Viens.
 Je ne vois rien.
Je sais. 
Il faut juste faire un pas à la fois.
D'accord.
N'abandonne pas.
D'accord.
Quoiqu'il arrive.
Quoiqu'il arrive. »        

C'est ainsi que, malgré les apparences, La route  constitue une véritable réflexion sur le thème de l'espérance.
 

       L'auteur parvient à faire émerger toute la pureté de l'amour qui unit un père et son fils, avec la beauté d'un chant cristallin s'élevant haut au-dessus de la cruauté du monde. La lumière de cet amour inconditionnel irradie le récit, transcendant l'horreur du chaos qui prévaut et l'ouvrant de ce fait sur un espoir impossible à détruire. En décrivant ce qui n'est plus, McCarthy exalte la beauté de ce qui était, imprimant la marque d'une espérance tenace dans un univers désolé qui n'est plus qu'ombre et absence. Magnifique plaidoyer qui dit de la façon la plus épurée et la plus minimaliste qui soit l'imminence et l'absolu du cauchemar, mais aussi et surtout la force de la vie et de l'espoir, nous forçant à nous arrêter, regarder, respirer...et aimer. A peine une parabole, une caricature de ce qu'est devenu le monde, de ce qu'il deviendra si nous n'y prenons garde...






N.B :  Cette analyse d'un œil chrétien est purement subjective et il n'est pas du tout certain (voire même peu probable) que telle ou telle réflexion ait été présente à l'esprit de l'auteur du roman.




        

2 commentaires:

  1. Vos considérations politiques (au sens large) sont très éloignées des miennes et, dans un sens, m'effraient ; mais cet article est bien écrit et intéressant. Cela me donne envie de regarder le film.

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  2. Je me demande bien ce qui vous effraie, d'autant plus que je ne traite pas beaucoup de politique (même au sens large, ou alors il faut définir la notion) sur ce blog. :)

    Mais enfin, si je vous ai donné envie de voir le film dont il est question dans le présent article, je peux m'estimer content. Sachez toutefois qu'il est à l'image du roman : sombre et désolant.

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