mercredi 30 mai 2012

Chiara Luce Badano




eunes, n'ayez pas peur d'être des saints ! Volez à haute altitude ! » Cet appel lancé par le bienheureux Jean-Paul II en août 1989, aux Journée Mondiales de la Jeunesse de Saint-Jacques-de-Compostelle, retentissait dans le cœur de Chiara, une jeune italienne de dix-huit ans. De sa chambre de malade, elle suivait l'événement à la télévision et offrait ses souffrances pour les jeunes. Vingt et un ans plus tard, le 3 octobre 2010, depuis la Sicile, le Pape Benoît XVI la leur donnait en exemple : « Samedi dernier, à Rome, a été béatifiée Chiara Badano... qui, à cause d'une maladie incurable, est morte en 1990. Dix-neuf années pleines de vie, d'amour et de foi. Deux ans, les derniers, pleins de douleur aussi, mais toujours dans l'amour et la lumière, une lumière qui irradiait autour d'elle et qui venait de l'intérieur, de son cœur plein de Dieu ! Comment est-ce possible ? Comment une jeune fille de 17-18 ans peut-elle vivre une telle souffrance, humainement sans espoir, en répandant l'amour, la paix, la sérénité, la foi ? »

     Le 29 octobre 1971, après onze ans de mariage, Ruggero et Maria Teresa Badano voient enfin se réaliser leur vœu le plus cher, avec l'arrivée de leur premier et unique enfant : Chiara, née à Sassello, petite ville de Ligurie, au-dessus du golfe de Gênes. « Quand elle est arrivée, témoignera son père, cela nous a tout de suite paru être un don. Je l'avais demandé à la Vierge dans un sanctuaire de notre diocèse. Cette enfant complétait notre union. » Sa mère ajoutera : « Elle grandissait bien, sainement, et nous donnait beaucoup de joie. Mais nous ressentions qu'elle n'était pas seulement notre fille. Elle était avant tout enfant de Dieu, et nous devions l'éduquer ainsi, en respectant sa liberté. » Tandis que Ruggero sillonne l'Italie au volant de son camion, Maria Teresa quitte son emploi pour se consacrer à l'éducation de leur fille : « J'ai compris, dira-t-elle, l'importance de rester constamment auprès de ses enfants, pas tellement en parlant, mais en étant mère, c'est-à-dire en aimant, et en leur apprenant à aimer. »

« Non ! ils sont à moi ! »
     Dès sa tendre enfance, Chiara est invitée à écouter dans son cœur " une petite voix " ; on lui explique que c'est la voix de Jésus, et on lui fait comprendre qu'il est important de l'écouter pour pouvoir agir selon le bien. C'est une enfant ordinaire, joyeuse et sociable, mais dotée d'un fort caractère : quand on lui demande un service ou un effort, bien souvent la première réponse est un " non " catégorique, comme ce jour où sa mère lui propose de donner quelques jouets pour les pauvres : « Non ! Ils sont à moi ! » Peu après, dans le silence, on perçoit une petite voix qui répète, en triant ses jouets : « Celui-ci oui, celui-là non... » Elle explique à sa mère les raisons de son choix : « Je ne peux tout de même pas donner des jouets cassés à des enfants qui n'en ont pas ! » A une autre occasion, Chiara manifeste sa joie de comprendre la parabole évangélique du père qui demande à ses deux fils d'aller travailler à la vigne (Mt 21, 29-30) ; et elle avoue se reconnaître dans le premier qui, après avoir refusé, décide de faire la volonté de son père. Ses parents privilégient le dialogue et l'affection ; mais ils savent aussi demander des renoncements, de peur que la petite ne devienne capricieuse : « Nous étions conscients de ce risque, dira sa mère, aussi avons-nous voulu dès les premières années mettre les choses au clair. Nous ne perdions aucune occasion pour lui rappeler qu'elle avait au Ciel un Papa plus grand que nous deux. » Ruggero se réserve un rôle ferme dans l'éducation de leur fille  : « Il me semblait que pour l'éduquer correctement je devais exiger quelque chose de sa part ; mais je le faisais toujours par amour, jamais par dépit, par fatigue ou pour une autre raison. »

     S'adressant aux familles et aux jeunes de Sicile, le Pape Benoît XVI soulignait : les époux Badano « ont été les premiers à allumer dans l'âme de leur fille la petite flamme de la foi, et ils ont aidé Chiara à la garder toujours allumée, même dans les moments difficiles de sa croissance et surtout dans la grande et longue épreuve de la souffrance... La relation entre parents et enfants est fondamentale ; mais pas seulement en raison d'une bonne tradition. Il y a quelque chose de plus, que Jésus Lui-même nous a enseigné : c'est la flamme de la foi qui se transmet de génération en génération, cette flamme qui est présente également dans le rite du baptême, lorsque le prêtre dit : " Recevez la lumière du Christ... C'est à vous que cette lumière est confiée. Veillez à l'entretenir ". La famille est fondamentale parce que c'est en son sein que germe, dans l'âme humaine, la première perception du sens de la vie. Elle germe dans la relation avec la mère et avec le père, qui ne sont pas les maîtres de la vie des enfants, mais les premiers collaborateurs de Dieu pour la transmission de la vie et de la foi. C'est ce qui s'est passé de manière exemplaire dans la famille de la bienheureuse Chiara Badano. (3 octobre 2010).

     Peu après sa première Communion, Chiara participe à une rencontre d'enfants organisée par les Focolari, en septembre 1980. Ce Mouvement, appelé aussi "Œuvre de Marie", a été fondé en 1944 par Chiara Lubich (1920-2008), une jeune institutrice originaire de Trente. Chiara Badano y découvre une manière de vivre et de penser qui répond à sa soif de Dieu. La spiritualité des Focolari repose sur Dieu-Amour : « C'est cette foi dans l'amour que Dieu a pour nous, écrit la fondatrice, qui nous a poussées à chercher tous les moyens pour y répondre par notre propre amour. Faire la volonté de Dieu : voilà la meilleure façon d'aimer Dieu. » Les autres piliers de cette spiritualité sont : la présence de Jésus au milieu de ses disciples (cf. Mt 18, 20), la quête de l'unité, qui est le but particulier du Mouvement né en vue de "l'unité des hommes avec Dieu et entre eux", la Passion de Jésus, la Parole de Dieu, l'Eucharistie et la dévotion envers Marie, Mère du Mouvement.

Jésus abandonné
     La vie de Chiara change : elle devient très pieuse, participe à la Messe presque chaque jour, médite, récite le chapelet, et met Dieu à la première place. Ses parents adhèrent à leur tour à cet idéal. L'enfant découvre aussi ce que Chiara Lubich appelle le mystère de " Jésus abandonné " sur la Croix. En 1983, elle participe à un congrès du Mouvement près de Rome. Quelques mois après, alors qu'elle vient d'avoir douze ans, elle écrit à la fondatrice : « J'ai découvert que Jésus abandonné est la clé de l'unité avec Dieu, je veux le choisir comme mon premier Époux et me préparer à sa venue. Le préférer ! J'ai compris que je peux Le trouver dans ceux qui sont loin, dans les athées, et que je dois les aimer d'une manière toute spéciale, sans rien attendre en retour. » Chiara offre ses petites croix quotidiennes en union avec celle de Jésus, et compatit activement à celles de ses proches. Elle prend ainsi l'initiative de passer beaucoup de temps avec une voisine âgée et esseulée, ou de veiller toute une nuit ses grands-parents malades. Un de ses cousins témoignera : « Elle avait une relation tellement belle avec nos grands-parents. Elle s'entretenait longuement et affectueuse avec eux. Elle les a assistés de manière remarquable pour son âge. » Chiara considère aussi l'Évangile comme son plus cher trésor ; elle le médite et souhaite le connaître à fond : « J'ai compris que je n'étais pas une chrétienne authentique, écrit-elle en 1984, parce que je ne le vivais pas jusqu'au bout. Maintenant, je veux faire de ce livre magnifique le seul but de ma vie. Je ne peux pas rester analphabète de cet extraordinaire message. Comme il m'est facile d'apprendre l'alphabet, il doit en être de même pour moi d'apprendre à vivre l'Évangile. » Sa correspondance régulière avec la fondatrice des Focolari est vitale pour l'enfant. Entre elles se noue une profonde amitié spirituelle. Elle dira qu'elle doit tout à Dieu et à Chiara Lubich.

     La jeune fille possède une très belle voix, aime la musique et aussi la danse. De plus, elle a une passion pour les promenades en montagne, pour le sport, le tennis et la natation. Toujours entourée d'amis, garçons et filles, elle sait se faire apprécier : tous sont frappés par la profondeur de sa pensée, sa maturité et l'énergie spirituelle qui émane d'elle. Très à l'aise autant avec les jeunes qu'avec les adultes, Chiara est capable de s'entretenir de sujets importants et profonds, sans jamais cacher ses convictions chrétiennes. Le secret d'une telle maturité se trouve dans son union à Dieu. Elle entretient avec Lui un dialogue constant, naturel, simple, vraie relation filiale, alimentée par une confiance extrême. En Jésus, elle voit l'Ami, le Frère et l'Époux. Elle cherche son visage dans toutes ses rencontres et dans tous les événements de sa vie ; mais c'est surtout dans l'Eucharistie qu'elle sait Le retrouver. Cette union à Dieu est la source où elle puise la force de maîtriser son tempérament ardent. Par exemple, entendant des propos qu'elles n'approuve pas, elle apprend à se dominer pour ne pas bondir, et suspend un moment son jugement personnel pour que l'Esprit Saint lui suggère la bonne réponse.

« Belle au-dedans »

     Chiara n'aime pas parler d'elle ; elle cherche moins encore à attirer les regards. Grande et élancée, elle ne passe pourtant pas inaperçue. Son regard est pur et limpide, son sourire ouvert et sincère, ses traits fins et délicats. Mais elle ne tire aucun orgueil de sa beauté physique. Elle éprouve plutôt de la gêne quand on la flatte ou qu'on lui fait des compliments. Ce qui compte pour elle, c'est d'être ordonnée et propre, « belle au-dedans ». Dans ses manières et son habillement, elle suit les orientations reçues de sa famille et du Mouvement. Il lui arrive d'avoir des gestes décidés si on porte atteinte à sa pureté. Le garçon qui un jour, dans un bus, ose un geste déplacé, reçoit une gifle magistrale. Éduquée en famille au respect de la pudeur et à la délicatesse de conscience en matière de chasteté, elle s'aperçoit très vite que pour rester fidèle à ces valeurs, « il faut aller à contre-courant ».

   Cette disposition intérieure courageuse rappelle celle de saint Antonio de Sant'Anna Galvao (1739-1822), qui s'était consacré à Notre-Dame en ces termes : « Ôte-moi plutôt la vie, avant que je n'offense ton Fils béni, mon Seigneur ! » Lors de la canonisation de ce religieux brésilien, le 11 mai 2007, Benoît XVI commentait ainsi ces paroles : « Elle retentissent de manière actuelle pour nous qui vivons à une époque si chargée d'hédonisme. Ce sont des paroles fortes, d'une âme passionnée, des paroles qui devraient faire partie de la vie normale de chaque chrétien, qu'il soit consacré ou non, et qui réveillent des désirs de fidélité à Dieu, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du mariage. Le monde a besoin de vies transparentes, d'âmes claires, d'intelligences simples, qui refusent d'être considérées comme des créatures de plaisir. Il est nécessaire de dire non à ces moyens de communication sociale qui tournent en ridicule la sainteté du mariage et la virginité avant le mariage. C'est précisément là que nous est donnée dans la Vierge la meilleur défense contre les maux qui affligent la vie moderne ; la dévotion mariale est la garantie certaine de protection maternelle et de tutelle à l'heure de la tentation. »

Le courant ne passe pas

     A l'automne de 1985, Chiara poursuit ses études au lycée classique, afin de réaliser son rêve : faire des études de médecine et partir en Afrique soigner les enfants. La famille déménage alors à Savone où elle possède un appartement. En fin de semaine, à la plus grande joie de tous, on revient au village. L'année scolaire est éprouvante pour la jeune fille, et malgré sa grande application, les résultats sont décevants ; le courant ne passe pas avec l'une des enseignantes, qui la note de façon imméritée et la fera redoubler. Dans cette situation particulièrement difficile, la charité de Chiara se manifeste. L'incompréhension de ce professeur la fait beaucoup souffrir, mais jamais aucun jugement ou propos désobligeant à son égard ne sort de ses lèvres. Un épisode, en particulier, révèle sa charité. Un jour, des élèves observent que cette enseignante est sur le point d'emprunter un escalier ; en un clin d'œil, ils se précipitent derrière elle dans le but de la faire tomber, car beaucoup ont des griefs contre elle ! Chiara s'empresse de les arrêter et les détourne de cet acte de vengeance. Réalisant ce qui vient de se passer, l'enseignante tourne vers Chiara un regard de reconnaissance.

     A la même époque, quelques difficultés surgissent dans le groupe de jeunes des Focolari, en raison d'une nouvelle assistante, plus austère, avec laquelle Chiara a bien du mal à s'accorder. Elle s'interroge même sur l'opportunité de poursuivre son chemin dans le Mouvement. Elle prie et offre à Jésus cette nouvelle souffrance, sans rien laisser voir aux autres membres du groupe. Seule une amie remarque à quel point Chiara prend sur elle pour ne pas faire peser sur ses compagnes les difficultés qu'elle rencontre, y compris ses échecs scolaires. « Elle est constamment occupée à vivre pour les autres, pour la bonne marche du groupe. Elle se montre sereine et souriante, malgré ce qu'elle est en train de vivre », témoigne-t-elle. A la fin de l'année scolaire, Chiara écrit à une autre amie : « Tu as peut-être déjà appris que je suis recalée. Pour moi, ce fut une fouleur bien grande. Je n'ai pas réussi tout de suite à donner cette douleur à Jésus. Il m'a fallu beaucoup de temps pour me ressaisir, et aujourd'hui encore, quand j'y pense, j'ai envie de pleurer un peu. Mais c'est Jésus abandonné ! » 

     Les deux années scolaires suivantes sont plus faciles, mais la croix, déjà présente dans la vie de Chiara, se révèle bientôt avec tout son réalisme. Jésus abandonné, qu'elle a choisi comme son Époux, la prend au mot. Dès juin 1988, la pâleur gagne souvent son visage, et son sourire s'estompe. Elle ressent parfois une douleur à l'épaule gauche, mais ni elle ni sa famille n'en font cas. Cependant, vers la fin de l'été, tandis qu'elle joue au tennis, la douleur se manifeste avec violence au point que la raquette lui échappe. Les médecins tentent des traitements qui s'avèrent inutiles. Finalement, Ruggero et Maria Teresa apprennent les premiers les résultats des examens approfondis : leur fille est atteinte d'un ostéosarcome, forme particulièrement douloureuse du cancer des os. Commence alors l'interminable chemin de croix des examens, hospitalisations, thérapies, interventions. Chiara espère guérir et garde son merveilleux sourire ; son attention aux autres ne faiblit pas, en particulier à cette jeune droguée qui occupe, à l'hôpital, la chambre voisine. Elle l'accompagne pour de longues promenades dans les couloirs. Ses parents l'invitent à ménager ses forces, mais elle répond : « J'aurai bien le temps de dormir plus tard. » Au mois de mars suivant, lors de sa première séance de chimiothérapie, elle réalise pleinement la gravité de sa maladie. Rentrant chez elle, livide, elle s'isole, refusant de parler, et demeure prostrée sur son lit. Vingt-cinq minutes plus tard, elle se tourne vers sa mère, souriante : « Maintenant, tu peux parler. » Chiara vient de participer à l'agonie de Jésus au jardin des Oliviers ; son "oui" sans réserve à la volonté de Dieu est donné et elle ne regardera jamais plus en arrière. Le sourire qui la caractérisait depuis toujours revient sur ses lèvres.

Blanche comme neige

     Sachant désormais où elle va, Chiara commence une ascension spirituelle, fruit de toute sa vie passée. Malgré sa souffrance permanente, elle ne se plaint pas. Au cours de ces dix-sept mois de calvaire, elle redit constamment son "oui" à Jésus abandonné, dont elle garde l'image près de son lit : « " Si tu le veux, Jésus, moi aussi je le veux ! " ... Jésus me nettoie à l'eau de Javel jusqu'aux plus petits points noirs, et l'eau de Javel, elle brûle. Ainsi, quand j'arriverai au paradis, je serai blanche comme neige. » Il lui arrive de reconnaître : « Il est difficile de vivre le christianisme jusqu'au bout... mais c'est la seule façon. » Cette sportive a beaucoup de mal à accepter la paralysie progressive de ses jambes, mais elle en viendra à dire : « Si on me demandait si je voulais recommencer à marcher, je dirais non, parce que c'est ainsi que je suis proche de Jésus. » Elle répète souvent à ses parents : « Chaque instant est précieux, il ne faut pas le gâcher ; en vivant ainsi, tout acquiert un sens. Chaque chose trouve ses justes dimensions, même aux heures les plus terribles, si elle est offerte à Jésus. La douleur, il ne faut pas la gaspiller, elle a un sens si on en fait une offrande à Jésus. »

     « Nous pouvons chercher à limiter la souffrance, affirme le Pape Benoît XVI, à lutter contre elle, mais nous ne pouvons pas l'éliminer... Ce n'est pas le fait d'esquiver la souffrance, de fuir devant la douleur, qui guérit l'homme, mais la capacité d'accepter les tribulations et de mûrir par elles, d'y trouver un sens par l'union au Christ, qui a souffert avec un amour infini » ( Encyclique Spe salvi, 30 novembre 2007, 37 ).

     Le souci missionnaire ne quitte pas Chiara. Des centaines de personnes lui rendent visite et sont frappées par sa charité rayonnante. Sa chambre devient le théâtre de rencontres joyeuses, voire chantantes. Mgr Maritano, évêque d'Acqui, dont dépend Sassello, la rencontre plusieurs fois ; ensemble, ils recommandent à Dieu les jeunes du diocèse. « Elle faisait preuve, dira-t-il, d'une maturité humaine et chrétienne au-dessus de la norme... La diminution de ses capacités physiques donnais plus de relief à sa force d'âme indomptable, soutenue sans aucun doute par la grâce. Cette grâce lui donnait la certitude de la vraie vie, de la rencontre avec le Seigneur, sans hésiter, tout au long de l'évolution de la maladie. Chiara a vraiment vécu l'espérance chrétienne. » Des proches ont témoigné aussi de l'ascension spirituelle des parents ; entraînés par leur enfant, unis avec elle dans un même idéal, ils reconnaissent, au-delà de la douleur, l'amour de Dieu. Ils provoquent l'étonnement des médecins : « Nous n'arrivions pas à comprendre, dira l'un d'eux, pourquoi ils n'étaient pas désespérés. Ils étaient trois, mais je ne voyais qu'une seule personne. »

Un nom nouveau

     A cette époque, Chiara Lubich lui donne, selon l'usage des Focolari, un nouveau nom : Chiara Luce. Sa lumière, en effet, rayonne au loin : elle qui avait rêvé de soigner les enfants africains, se passionne maintenant pour le projet d'un ami parti forer des puits au Bénin. Elle lui donne tout l'argent reçu pour ses dix-huit ans : c'est le début d'une belle aventure qui verra la construction d'un dispensaire pour les orphelins et d'un " Centre d'accueil Chiara Luce ". Enfin, elle utilise ses dernières forces pour préparer avec sa mère et ses amis la « fête de ses noces ». Après avoir choisi les lectures, les chants et la robe blanche avec la ceinture rose qu'elle désire revêtir pour ses « épousailles » avec Jésus, elle s'éteint paisiblement le 7 octobre 1990, entourée de ses parents. Elle n'a pas encore dix-neuf ans. Ses dernières paroles sont pour sa mère : « Ciao ("au revoir"), sois heureuse, parce que je le suis ! », puis elle étreint la main de son père. Alors les parents s'agenouillent, récitent le Credo et ajoutent :  « Dieu nous l'a donnée, Dieu nous l'a reprise, béni soit son saint Nom ! » Deux mille personnes assistent à ses obsèques célébrées par Mgr Maritano. Très vite, le rayonnement de Chiara dépasse les frontières de l'Italie ; des grâces de plus en plus nombreuses sont attribuées à son intercession, si bien que le procès en vue de sa béatification a été ouvert dès 1999. Elle a été béatifiée à Rome, le 25 septembre 2010.

Chiara Luce avait la certitude d'être immensément aimée de Dieu ; sa confiance inébranlable en la bonté divine lui donnait l'assurance que Dieu ne peut choisir pour nous que le bien. Selon le témoignage de son évêque, « elle savait que le plus important est de s'abandonner à la volonté de Dieu, et elle le faisait ». Qu'à son exemple, nous puissions en toute circonstance reconnaître l'Amour de Dieu et Lui faire confiance, persuadés que tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu (Rm 8, 28) !

Dom Antoine Marie, o.s.b.


- De Lumière en lumière, vie de la bienheureuse Chiara Badano, par Mariagrazia Magrini, Darment, Éd. du Jubilé 2011.
-Un sourire de Paradis, par M. Zanzucchi, Éd. Nouvelle Cité, 2010.
-Chiara Luce, 18 d'une vie lumineuse, par Franz Coriasco, Éd. Nouvelle Cité, 2010.

- Les personnes qui obtiendraient des grâces par l'intercession de la bienheureuse Chiara Luce sont invitées à les communiquer à Mariagrazia Magrini, Piazza C.L.N. 231 bis, 10123 Turin, Italie (mariagrazia.magrini@tin.it).




N.B. : ce texte est la reproduction de la lettre du 17 mai 2012 de l'Abbaye Saint-Joseph de Clairval ( http://www.clairval.com/ ), dont nous avons obtenu l'aimable autorisation de publication pour ce présent blog. Que toute la communauté soit ici chaleureusement remerciée. Nous rappelons que tous les droits de reproduction de ce texte sont réservés. Pour publier la lettre de l'Abbaye Saint-Joseph de Clairval dans une revue, journal ... ou pour la mettre sur un site internet ou une home page une autorisation est nécessaire. Elle doit-être demandée à :
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samedi 12 mai 2012

Aurora cælum purpurat...




L'aurore empourpre le ciel,
L'air retentit de louanges,
Le monde triomphant jubile,
L'enfer épouvanté frémit,
A l'heure où ce Roi des forts,
De l'infernal antre de la mort,
Ramène libéré, le sénat de nos pères,
A la joyeuse lumière de la vie.

A son sépulcre, nombreuse
Était la garde scellant la pierre
Vainqueur, il triomphe et sa tombe
Devient la tombe de la mort.

Assez de deuil, assez de larmes,
Assez de temps à la douleur ;
Il est ressuscité, le triomphateur de la mort,
Il nous le crie, l'éclat de l'ange.
Pour être éternellement aux âmes,
Leur joie pascale, ô Jésus ;
De la cruelle mort du péché,
Délivre les régénérés.

A Dieu le Père soit la gloire,
Et au Fils qui, d'entre les morts,
Est ressuscité, ainsi qu'au Paraclet,
Dans les siècles éternels. Ainsi soit-il.


In resurrectione tua, Christe, alleluia.
Cæli et terra lætentur, alleluia.


Hymne des Laudes pour le temps pascal, 
traduite du bréviaire romain.

mardi 8 mai 2012

Joseph de Maistre, à propos des femmes et l'Évangile




outes les législations antiques méprisent les femmes, les dégradent, les gênent, les maltraitent plus ou moins.

La femme, dit la loi de Menu, est protégée par son père dans l'enfance, par son mari dans la jeunesse, et par son fils dans la vieillesse ; jamais elle n'est propre à l'état d'indépendance. La fougue indomptable du tempérament, l'inconstance du caractère, l'absence de toute affectation permanente, et la perversité naturelle qui distinguent les femmes ne manqueront jamais, malgré toutes les précautions imaginables, de les détacher en peu de temps de leurs maris.

     Platon veut que les lois ne perdent pas les femmes de vue même un instant : «Car, dit-il, si cet article est mal ordonné, elles ne sont plus la moitié du genre humain ; elles sont plus de la moitié, et autant de fois plus de la moitié qu'elles ont de fois moins de vertu que nous. »

     Qui ne connaît l'incroyable esclavage des femmes à Athènes, où elles étaient assujetties à une interminable tutelle ; où, à la mort d'un père qui ne laissait qu'une fille mariée, le plus proche parent du mort avait droit de l'enlever à son mari et d'en faire sa femme ; où un mari pouvait léguer la sienne, comme une portion de sa propriété, à tout individu qu'il lui plaisait de choisir pour son successeur, etc. ?

     Qui ne connaît encore les duretés de la loi romain envers les femmes ? On dirait que, par rapport au second sexe, les instituteurs des nations avaient tous été à l'école d'Hippocrate, qui le croyait mauvais dans son essence même. La femme, dit-il, est perverse par nature : son penchant doit être journellement réprimé, autrement il pousse en tous sens, comme les branches d'un arbre. Si le mari est absent, des parents ne suffisent point pour la garder : il faut un ami dont le zèle ne soit point aveuglé par l'affection.

     Toutes les législations, en un mot, ont pris des précautions plus ou moins sévères contre les femmes ; de nos jours encore elles sont esclaves sous l'Alcoran, et bêtes de somme chez le Sauvage : l'Évangile seul a pu les élever au niveau de l'homme en les rendant meilleures ; lui seul a pu proclamer les droits de la femme après les avoir fait naître, et les faire naître en s'établissant dans le cœur de la femme, instrument le plus actif et le plus puissant pour le bien comme pour le mal. Éteignez, affaiblissez seulement jusqu'à un certain point, dans un pays chrétien, l'influence de la loi divine, en laissant subsister la liberté qui en était la suite pour les femmes, bientôt vous verrez cette noble et touchant liberté dégénérer en une licence honteuse. Elles deviendront les instruments funestes d'un corruption universelle qui atteindra en peu de temps les parties vitales de l'État. Il tombera en pourriture, et sa gangréneuse décrépitude fera à la fois honte et horreur.

     Un Turc, un Persan, qui assistent à un bal européen, croient rêver : ils ne comprennent rien à ces femmes,

Compagnes d'un époux et reines en tous lieux,
Libres sans déshonneur, fidèles sans contrainte,
Et ne devant jamais leurs vertus à la crainte.

     C'est qu'ils ignorent la loi qui rend ce tumulte et ce mélange possibles. Celle même qui s'en écarte lui doit sa liberté. S'il pouvait y avoir sur ce point du plus et du moins, je dirais que les femmes sont plus redevables que nous au christianisme. L'antipathie qu'il a pour l'esclavage (qu'il éteindra toujours doucement et infailliblement partout où il agira librement) tient surtout à elles : sachant trop combien il est aisé d'inspirer le vice, il veut au moins que personne n'ait le droit de le commander (A).

     Enfin aucun législateur ne doit oublier cette maxime : Avant d'effacer l'Évangile, il faut enfermer les femmes, ou les accabler par des lois épouvantables, telles que celles de l'Inde.


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(A) Il faut remarquer aussi que si le christianisme protège la femme, elle, à son tour, a le privilège de protéger la loi protectrice à un point qui mérite beaucoup d'attention. On serait même tenté de croire que cette influence tient à quelque affinité secrète, à quelque loi naturelle. Nous voyons le salut commencer par une femme annoncée depuis l'origine des choses : dans toute l'histoire évangélique, les femmes jouent un rôle très remarquable ; et dans toutes les conquêtes célèbres du christianisme, faites tant sur les individus que sur les nations, toujours on voit figurer une femme. Cela doit être, puisque... Mais j'ai peur que cette note devienne trop longue.



Joseph de Maistre, dans Éclaircissement sur les sacrifices, chapitre II (extrait).

samedi 5 mai 2012

Le légitimisme ultramontain

Tentative de définition et histoire du légitimisme au XIXe siècle.
d'après la notice de Hélène BECQUET du Dictionnaire de la contre-révolution paru chez Perrin.

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i le terme « légitimiste » a pu être employé avant 1830 pour parler des ultraroyalistes, il désigne de manière exclusive après cette date les partisans de la branche aînée des Bourbons qui refusent de reconnaître le régime né de la révolution de Juillet.

Le légitimisme est d'abord une fidélité dynastique qui repose sur la croyance en l'indissolubilité des liens entre la France et les rois. Le roi légitime est à la fois incarnation de la France et de son histoire et sauveur du pays, guide providentiel. Héritier d'une longue dynastie de souverains qui ont fait la grandeur de la France, il est le seul, de par son mandat sacré, à pouvoir maintenir le pays dans la prospérité et à y garantir l'ordre social et la place de la religion. Instrument privilégié de la Providence divine, il expie les fautes des Français révoltés contre Dieu en Lui faisait le sacrifice de son existence. Le roi légitime est un nouveau Christ, oint comme lui, dont le retour doit sauver la France de l'ornière révolutionnaire. Les légitimistes vouent par conséquent une fidélité sans faille à la famille royale. A l'époque d'Henri V, de nombreux portraits des princes, surtout ceux du comte de Chambord, circulent et sont gardés comme autant d'images pieuses. L'attachement à la dynastie légitime constitue donc l'essence du légitimisme. A la mort du comte de Chambord, en 1883, c'est la branche des Bourbons d'Espagne qui devient la prétendante légitime au trône de France. Ce qu'on appelle légitimisme après 1883 est logiquement fort différent de ce qui précède. Le terme de légitimité change de sens. Les nouveaux légitimistes sont ceux qui soutiennent la stricte application de la loi de dévolution de la couronne, question qui, jusque-là, n'était pas apparue au premier plan, et se rangent derrière le candidat de la branche des Bourbons d'Espagne.

Une culture politique sentimentale.

      La fidélité dynastique préexiste donc à la politique. Le légitimisme ne repose pas d'abord sur un corps de doctrine. Il n'existe ainsi aucun théoricien du légitimisme, malgré le grand nombre de publicistes, journaliste et écrivains de talent,comme Chateaubriand, que compte la mouvance. Maistre et Bonald demeurent les maîtres à penser du mouvement pendant toute la période. En fait, l'unité du légitimiste se fait davantage autour d'une culture politique intrinsèquement contre-révolutionnaire qu'autour d'un programme politique précis. C'est pour cette raison que les légitimistes ne militent...

      La culture politique légitimiste est d'abord fondée sur le refus de l'individualisme né de la Révolution. Cela se traduit, sur le plan social, par l'importance accordée à la famille et aux formes associatives regardées comme la base d'une société bien ordonnée. Elle est également le refus du rationalisme des Lumières. Le catholicisme y tient ainsi une place essentielle. L'Église doit panser les plaies nées d'une société égoïste, assurer la cohésion sociale en plus de sauver les âmes. L'imbrication des causes légitimiste et catholique s'accroît au fil du XIXe siècle : le développement du culte du Sacré-Cœur en est une des manifestations éclatantes. Le refus du philosophisme glacé du XVIIIe siècle développe aussi chez les légitimistes le goût du sentiment et des larmes. Être légitimiste, c'est être un homme sensible qui peut s'émouvoir du sort des autres, à commencer par celui de la famille royale. Enfin, le légitimisme est tourné vers le passé. Le Moyen-Âge est un âge d'or dont on s'efforce de retrouver les mœurs chevaleresques. Le goût des ruines évocatrices des temps anciens nourrit la nostalgie et la mélancolie des légitimistes qui se regardent souvent comme des exilés dans leur époque. Cette alliance entre antirationalisme, refus du présent et quête perpétuelle d'un idéal sociopolitique fait de la culture politique légitimiste un romantisme.

Forces et faiblesses du légitimisme.

      Les forces du légitimisme sont difficilement mesurables. La mouvance est particulièrement bien implantée dans l'Ouest, des pays de la Loire jusqu'à la Bretagne, dans le Nord, le Massif central, le Languedoc et la Provence. Dans ces régions, le légitimisme n'est pas seulement nobiliaire ou « notabiliaire », mais a de fortes bases populaires, impossibles à chiffrer. Au niveau national, le nombre de députés élus et les tirages de la presse sont les seuls indicateurs dont on dispose. Durant la monarchie de Juillet, les légitimistes tiennent entre 16 et 28 sièges. Pratiquement absents pendant le Second Empire, ils ont près de 200 élus en 1871, avant d'osciller entre 30 et 40 à la fin de la période. La tendance est donc à la stabilité du point de vue de la représentation, le légitimisme ayant été une sorte de « valeur refuge » après la défaite contre la Prusse. On constate un phénomène semblable en ce qui concerne la presse. Bien pourvue en nombre de titres mais connaissant des tirages modestes au début de la monarchie de Juillet (15 000 exemplaires au maximum tous titres confondus à Paris), elle connaît une augmentation après 1850 grâce, entre autres, au ralliement des ultramontains au légitimisme. A Paris, à la fin de l'Empire, elle tire plus que la presse gouvernementale. Le légitimisme est donc une mouvance politique dont le poids est loin d'être négligeable au XIXe siècle.

      Ce n'est en effet pas le moindre des paradoxes du mouvement que d'être, par essence, hostile à la politique des partis tout en ayant créé une structure fort proche, dans son organisation, des partis politiques modernes. En dessous du prince, qui est, au moins en principe, la tête du mouvement, se trouve un comité au nombre de membres variable (5 à 12), au titre changeant mais connu le plus souvent sous le nom de « Comité de Paris ». Il est assisté à partir de 1853 d'un Bureau du roi qui est chargé de la correspondance avec Frohsdorf. Le Comité de Paris contrôle des comités locaux, départementaux le plus souvent, voire d'arrondissement, qui forment l'armature de base du parti, organisent les élections et s'occupent de la propagande. En effet, après l'échec du soulèvement de la duchesse de Berry en 1832, les légitimistes abandonnent l'idée de conquérir le pouvoir par la force et investissent le débat politique. Ils entrent de plain-pied dans le jeu parlementaire, n'hésitant pas, sous la monarchie de Juillet, à passer des alliances avec l'opposition de gauche, y compris les républicains (alliances carlo-républicaines), pour faire élire leurs représentants. L'efficacité de ces structures et la fortune politique du légitimisme ont connu cependant de nombreuses vicissitudes dues notamment aux dissensions au sein du mouvement.

Un ou plusieurs rois ?

      La plus cruciale sans doute, parce qu'elle touche au fondements mêmes du mouvement, est celle qui naît de la querelle autour des abdications de Rambouillet. En effet, le 2 août 1830, Charles X et le Dauphin, le duc d'Angoulême, abdiquent successivement en faveur du duc de Bordeaux qui devient alors Henri V. Acceptées par la grande majorité des légitimistes qui reprochent à Charles X à la fois les ordonnances de 1830 et son incapacité à gérer la crise qui a suivi, les abdications ne sont cependant confirmées que du bout des lèvres, à la fin de l'année 1830, par le vieux roi, qui continue, dans son exil, à agir en tout point comme s'il était le seul souverain légitime.

      Les dissensions, latentes, n'éclatent qu'en 1833. Au mois de septembre de cette année, le duc de Bordeaux fête ses treize ans, âge de la majorité royale. Un certain nombre de légitimistes souhaitent donner un éclat particulier à l'événement ; en premier lieu se manifeste le fort dynamique courant Jeune France, né autour des revues L'Echo de la Jeune France et La Mode et de leurs rédacteurs respectifs, Alfred Nettement et Edouard Walsh. Ceux-ci organisent un voyage à Prague pour rendre hommage à celui qu'ils regardent comme leur souverain. Or, Charles X entend ne rien faire pour cet événement, considérant implicitement que le jeune prince n'est pas roi. Sur la demande de la cour de Prague, un grand nombre de Français sont refoulés à la frontière et ceux qui parviennent à destination entrevoient un jeune prince auquel ils ne peuvent donner aucun qualificatif royal. La rupture est impossible à dissimuler et toutes les démarches faites par le Comité de Paris auprès de Charles X n'y changeront rien. La majorité des légitimistes, dont la frange la plus jeune et la plus active regarde les abdications de Rambouillet comme valables, s'affirme « henriquinquistes », du nom d'« Henri V ». Le reste du mouvement considère que les abdications de Rambouillet sont nulles et que le seul roi légitime demeure Charles X : ce sont les « carlistes », soutenus par la cour de Prague. A la mort de Charles X en 1836, les carlistes reportent leur fidélité sur le fils du défunt, Louis « XIX ». Le fossé entre les deux tendance ne se résorbe qu'à la mort de ce dernier en 1844. Les causes de cette scission sont moins juridiques que politiques. C'est a posteriori que les carlistes rappelle que, en vertu du principe d'indisponibilité de la couronne, le roi de France ne peut abdiquer. En réalité, Charles X a préféré conserver le titre royal, ne voulant à aucun prix que la duchesse de Berry puisse revenir aux affaires sous couvert de la royauté de son fils.

Royauté autoritaire ou parlementaire ?

      Cette scission recouvre, en outre, des divergences de vues plus profondes. Les henriquinquistes sont le plus souvent gallicans, soutiennent la voie parlementaire et veulent un modernisation de l'image monarchique. Les carlistes sont en revanche ultramontains et enclins à un pouvoir autoritaire. La question successorale n'est donc pas la seule à diviser les légitimistes. Ils ne partagent pas non plus la même vision de la politique et de la monarchie. La tendance traditionaliste soutient un régime monarchie absolu, une politique abstentionniste et ne répugne pas à l'insurrection. C'est également dans ses rangs que se recrutent les carlistes. La tendance parlementaire prône un règlement politique de la question de la légitimité. Elle est elle-même partagée entre ceux qui réclament l'union des oppositions contre le gouvernement de Louis-Philippe et ceux qui préfèrent une union avec les conservateurs (tendance « toryste »). Enfin, La Gazette de France, aux forts accents démocratiques, proclame de son côté la souveraineté nationale, prône le suffrage universel et l'appel au peuple.

      La fin de la monarchie de Juillet représente une rupture dans l'histoire du légitimiste. Tout d'abord, depuis 1844, il n'y a plus qu'un seul roi, incontesté, Henri V. Or, ce nouveau roi, contrairement à ses prédécesseurs, prend fermement en main la direction de son parti. En 1850, la circulaire de Wiesbaden réaffirme son intention d'être le seul à diriger les royalistes de France et condamne tous ceux qui avaient pu prendre des initiatives sans l'aval de Frohsdorf. Par ailleurs, la tactique politique légitimiste change. A partir de 1846, l'alliance avec le Parti catholique est privilégiée et, après 1848, la mise en place du Parti de l'Ordre marque la victoire de la tendance toryste. Le légitimisme tend donc à se confondre, pendant la Deuxième République, avec le reste des forces conservatrices, à l'exception du courant de La Gazette de France, qui, soutenu essentiellement par les légitimistes du Sud-Est, forme le courant qui sera appelé la « Montagne blanche » en raison de sa radicalité.

      L'avènement du Second Empire a des effets contrastés sur le mouvement. Une partie des légitimistes se rallient au régime, tandis que le comte de Chambord donne à ses troupes des consignes d'abstention stricte. Nombre de légitimistes trouvent alors un exutoire en s'engageant dans la défense du catholicisme. Les causes légitimiste et ultramontaine deviennent quasi indissociables : c'est le temps de l'« inséparatisme ». Cela se traduit par l'implication des légitimistes dans le catholicisme social ainsi que par leur soutient financier et militaire à la cause pontificale à partir de 1859. Néanmoins, une tendance libérale, parlementaire, souvent fusionniste, autrement dit favorable à un accord entre le comte de Chambord et la branche d'Orléans, subsiste. Cette tendance donne naissance, en 1861, à l'« Union libérale » autour de Thiers et de Berryer, entreprise regardée avec méfiance par Frohsdorf.
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Apogée et effondrement.

      A la suite de la défaite et de la chute de l'Empire, le légitimisme réapparait en force. Les élections de février 1871 sont un immense succès pour le parti, qui envoie à l'Assemblée nationale près de 200 députés sur 720. Cependant, le légitimisme se divise à nouveau, autour, cette fois, de la question du drapeau blanc. Le 5 juillet 1871, un manifeste d'Henri V, signé depuis Chambord, paraît dans le journal L'Union. Le prétendant y affirme clairement son intention de garder le drapeau blanc en cas de restauration. Les légitimistes se scindent alors entre modérés qui cherchent à obtenir des concessions envers les autres royalistes, et ceux qui vont être désignés par le vocable critique de «chevau-légers», soit une soixantaine de députés qui suivent à la lettre les consignes du prince. Cette division et l'inexpérience politique de la plupart de ces hommes, maintenus pendant près de vingt ans à l'écart des Chambres, sont, au moins autant que le refus du comte de Chambord de se séparer du drapeau blanc, responsables de l'échec final du légitimisme.

      Au fil des élections partielles, les forces légitimistes s'érodent. Les Orléans hésitent à jouer franchement la carte du comte de Chambord alors que l'appui de leurs voix est indispensables à sa restauration. Néanmoins, pendant deux ans et malgré l'élection de Mac-Mahon à la présidence de la République, cette restauration apparaît toujours comme imminente. On essaie de faire fléchir le comte de Chambord sur la question du drapeau. Mais, en réponse à une séries de déclarations qui travestissent ses intentions réelles, ce dernier exprime une nouvelle fois sa position, dans une lettre au député Chesnelong datée du 27 octobre 1873. IL y expose son attachement au principe monarchique pur de tout compromis révolutionnaire et au drapeau blanc qui symbolise ce principe. A partir de ce moment-là, les dés sont jetés : la restauration ne se fera pas par la voie légale. Les élections législatives de 1876 sont catastrophiques pour le mouvement : les légitimistes ne sont guère plus d'une trentaine à être élus. Ils reviennent alors à l'idée d'un coup d'État, perpétré éventuellement avec l'aide de Mac-Mahon. Aucun des projets échafaudés jusque dans l'entourage directe du prétendant ne verra le jour. C'est un parti déjà à l'agonie qui reçoit, le 24 août 1883, le coup fatal avec la mort du comte de Chambord à Frohsdorf. La disparition sans postérité d’Henri V fut et demeure une tragédie. En effet, avec lui disparaît non seulement la branche aînée des Bourbon, mais aussi, et surtout, une certaine conception du royalisme : qu’on le veuille ou non, le comte de Chambord aura été le dernier des princes réellement désiré de ses sujets. Le royalisme sera différent après sa mort : plus polémique, plus militant, plus intellectuel, et moins enraciné ; bref, après lui, l’attachement quasi-charnel de presque tout un peuple pour son prince n’existera plus. Ayant dorénavant à choisir entre une branche cadette illégitime et régicide, et une branche aînée légitime mais étrangère, les royalistes seront divisés par des doctrines, et le royalisme se rapprochera plus d’un parti comme les autres au lieu de rester un principe qui les transcende. En conséquence, aujourd’hui, de nombreux royalistes restent désemparés, et ne semblent pas oser imaginer un royalisme moderne comme une réelle force politique, et faute de mieux restent attachés au souvenir de ce prince à la vie aussi exemplaire que semée d’épreuves, aussi héroïque que tragique.