Sorti en décembre 2006, « Le grand silence » de Philip Gröning n'a pas fait beaucoup de bruit dans le monde. Une (très) rare couverture médiatique, une publicité quasi-inexistante, la projection dans un nombre restreint de salles en France font sans doute partie des raisons pour lesquelles le film est passé relativement inaperçu, y compris auprès des chrétiens. Encore aujourd'hui, malgré une édition DVD, une critique favorable et quelques prix, beaucoup ignorent l'existence de ce chef-d'œuvre. C'est afin de réparer cette injustice que quelques lignes lui sont consacrées sur cette page.
Qu'est-ce que « Le grand silence » ? Peut-être un documentaire, peut-être un film... « Le grand silence » ne peut se laisser définir pleinement par aucun de ces deux termes.
Pas tout à fait un documentaire parce que l'œuvre n'a pas vocation à répondre à toutes nos interrogations et que cette réalisation fait davantage naître de questions qu'elle ne satisfait notre curiosité ; pas tout à fait un film car il n'y a rien de fictif, rien d'imaginé, rien d'ajouté, rien d'artificiel à ce travail de près de trois heures.
A vrai dire, « Le grand silence » s'apparente davantage à un poème en images, à une grande fresque sans mots où l'on peut voir l'autre monde en transparence, comme le filigrane pris dans la trame du papier. C'est une véritable invitation à la l'oraison qui nous fait descendre en nous-même pour y contempler Celui qui est le centre de la vie des Chartreux.
De quoi parle « Le grand silence » ? A proprement parler, le film ne parle pas. Il n'y a aucun commentaire, très peu de dialogues, aucune narration, aucune musique additionnelles ; la vie cartusienne est présentée dans le dépouillement le plus total. Outre le fait que cette âpreté ait été imposée par les moines eux-mêmes comme condition du tournage, la sobriété de la réalisation était aussi la manière jugée la plus appropriée par Philipp Gröning pour approcher le grand mystère de cette vie radicale :
« La Grande Chartreuse ne m'a imposé aucune condition excepté les suivantes : pas de lumière artificielle, pas de musique additionnelle, pas de commentaires, pas d'équipe technique, je devais être seul. Ces conditions correspondaient exactement à mon concept originel et donc, aucune restriction ne me fut imposée . »
C'est donc de cette façon qu'est abordé l'insondable sujet du film : la vie monastique à la Grande Chartreuse.
Dans un écrin de silence, on y voit les moines prier, chanter, travailler ; on voit le monastère, la forêt, la montagne, la neige, le ciel... Les nuages passent, le temps change, la glace fond, la pluie tombe, le soleil embrasse les clochers. Les images sont sobres mais sublimes. Pendant plus de deux heures nous sommes plongé dans l'univers des Chartreux à travers tout ce qu'il a de plus austère et de plus intérieur.
On peut dire que « Le grand silence » constitue une retraite monastique de 2h42. Par une réalisation originale, Philip Gröning a réussi à donner au monastère une dimension convaincante dans son film, c'est un véritable espace qui est dressé tout entier à l'écran et dans lequel nous pénétrons, sans toutefois en faire partie.
Autre point notable : la temporalité. Il n'y a pas, hormis les saisons et la position du soleil, de repères chronologiques précis. Quel jour est-il ? Quelle heure est-il ? En quel mois sommes-nous ? Autant de questions auxquelles on ne trouvera pas de réponses dans « Le grand silence ». Cela a pour effet, dans une certaine mesure, d'abolir le temps et d'introduire le spectateur dans un monde où ce temps n'a pas la même vitesse ni la même importance. La durée de l'œuvre y est aussi sans doute pour quelque chose. Quel contraste avec notre environnement de tous les jours, agité et fébrile, avide de rentabiliser chaque seconde... C'est une expérience singulière que de pénétrer un univers a-temporel comme celui des Chartreux. On touche presque du doigt l'éternité, ce jour qui n'a ni début, ni fin.
Notons que « Le grand silence » ne peut se regarder comme un divertissement, et sans doute ennuiera-t-il ceux qui attendent de lui une distraction ou un exposé renseigné sur l'ordre de saint Bruno. Pour l'apprécier, il faut devenir nous aussi un peu des contemplatifs, à l'écoute de Dieu et attentif à sa présence en toute chose et particulièrement en nos cœurs.
On regrettera néanmoins le fait que la vie liturgique est assez mal rendue et les séquences parfois maladroitement juxtaposées. En effet, l'ordre chronologique n'est pas beaucoup respecté, le fil conducteur étant peut-être les saisons. Aussi, l'usage des cartons (texte séparant deux prises de vue) est franchement sous-exploité. C'est dommage, l'idée de base était bonne mais sa concrétisation est plutôt insuffisante : toujours les mêmes phrases qui reviennent jusqu'à 5-6 fois... Probablement Philip Gröning voulait-il faire par là une analogie avec les prières invariables des moines, dans ce cas on ne le devine pas tout de suite et c'est plutôt maladroit.
De toute manière, ce sont la pureté des images elle-même et le sujet traité, davantage que le travail de montage, qui font la beauté du film. Peut-être le documentaire aurait-il perdu son caractère si particulier si le réalisateur avait plus chercher à « intervenir ».
Le film s'achève comme il avait commencé : sur une citation du premier livre des Rois, chapitre 19, verset 10-12 :
« Et il y eut, devant le Seigneur, un vent fort et violent qui déchirait les montagnes et brisait les rochers : le Seigneur n'était pas dans le vent. Après le vent, il y eu un tremblement de terre : le Seigneur n'était pas dans le tremblement de terre. Et après le tremblement de terre, un feu: le Seigneur n'était pas dans le feu. Et après le feu, un murmure doux et léger. »Quel magnifique passage de la Sainte Écriture, « Le grand silence » s'accorde si bien avec.
Ce murmure « doux et léger », c'est lui que cherchaient saint Bruno et ses compagnons lorsqu'ils arrivèrent dans le massif isolé de Chartreuse pour y mener une vie pauvre et humble, toute consacrée à la prière. C'est lui que les moines entendent toujours souffler dans le célèbre monastère dauphinois, dans ses forêts et sur le Grand Som. C'est lui enfin qui parcoure tout le film de Philip Gröning et qui lui donne son caractère unique. Que nous apprenions à l'écouter, tel est l'objectif du « Grand silence ».
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