e problème de la Vie, disais-je, est le problème de la Douleur. C'est encore mal parler. Tout le problème de la Vie tient à l'aise dans celui du Péché. Qu'est-ce donc que le Péché ? Une transgression à la loi ? Sans doute, mais que voilà une pauvre abstraction ! Au lieu que vous aurez tout exprimé de lui quand vous l'autre nommé de son nom : un déicide.
Quand le péché n'était qu'une transgression à la loi, sa répression si sévère était incompréhensible, mais il est d'abord un crime contre l'Amour. Le sacrifice de la Croix n'est plus seulement un sacrifice compensatoire, car la justice n'est plus seule intéressée, n'étant pas la seule outragée : au crime contre l'Amour, l'Amour répond à sa manière et selon son essence : par un don total, infini. Où se fera donc l'union du créateur et de la créature, de la victime et du bourreau ? Dans la douleur, qui leur est commune à tous les deux.
Nous sommes au centre de ce drame immense, nous sommes au cœur même de la Très Sainte Trinité. Quoi donc ? En Dieu, cette espèce d'incompréhensible orage ? Cela vous paraît incroyable en effet, parce que vous n'imaginez qu'un bon Dieu raisonneur, une intelligence organisatrice. Mais la définition de Dieu n'est pas celle-là d'abord : Il est d'abord charité. Dieu est l'Amour absolu. L'Amour absolu ! Au mouvement de notre misérable cœur, tâchez de mesurer cette force inouïe ! Nous vivons à l'aise, inconscients, au milieu de ce tourbillon formidable dont le moindre écart de son inflexible spire, s'il était toutefois possible, irait déracinant les mondes. Pour l'amour, rien n'est médiocre, tout est grand. La plus petite part de ce qu'il aime lui est non moins précieuse, urgente, nécessaire. La raison rebrousse au seul penser de ce prodigieux appel qui a fécondé le chaos, qui emporterait le plus puissant des anges comme un fétu et qui vient pourtant expirer, suppliant, insatiable, inassouvi, à l'oreille d'un petit enfant.
La douleur. Elle est le pain que Dieu partage avec l'homme. Elle est l'image temporelle de la possession divine à laquelle nous sommes appelés. Pourquoi vous effrayez-vous des paroles si simples par quoi j'essaye de rendre sensible une vérité élémentaire : à savoir que Dieu demande à ses amis privilégiés ce qu'il a donné lui-même, une souffrance de surcroît ? Une parole pouvait nous sauver, mais l'amour a d'autres voies que la raison, ou plutôt va la rejoindre bien au delà de notre entendement. Il n'avait à donner d'une parole. Il a donné sa Vie. Certes, l'auteur du Mal n'est pas l'homme. L'Ange rebelle n'a dit non qu'une fois, mais une fois pour toutes, et dans un acte irréparable où toute sa substance est engagée. La partie ne se joue plus aux enfers ; elle se joue désormais au cœur de l'Homme-Dieu, où l'Humanité a sa racine, ce cœur percé d'une lance, et où notre race elle-même ouverte mêle son sang prodigué sans mesure. Pour nous tous qui ne savons pas – ou si mal ! – qui vivons comme des bêtes, aussi totalement ignorants du signe dont nous sommes marqués, quelques-uns souffrent et meurent, non pas en vain. Du désespoir qui l'exerce jusqu'au martyre, mon pauvre Donissan n'est point tout à faire irresponsable, car il a fait, sans le savoir, un vœu sacrilège. Mais il est dans l'ordre que Dieu fasse servir cette faute à ses desseins. Ne l'ai-je pas dit ? Ne l'ai-je pas écrit ? Ce désespéré jette l'espérance à pleines mains.
Georges Bernanos